Gustave Reblochon

Chaque journée de jeu détient un fait marquant qui altère, bouscule le clown ou l’homme qui l’incarne. On ne choisit pas ce qui nous arrive : on s’y adapte, on réagit, on invente des réponses artistiques, clownesques. L’avènement de la caméra, pour le souvenir des familles, a été un moment troublant. La première fois, c’était en octobre 2010, dans la chambre d’une jeune fille de 10 ans. Les cinq premières minutes furent étranges. Ils nous filmaient. Elle et son père avaient chacun un caméscope. Il fallait faire comme s’ils n’étaient pas là. Comme au cinéma. Mais personne n’a dit : « Ça tourne ! » Depuis, c’est incessant. On nous filme sans cesse. Mais comment refuser un « souvenir » pour plus tard ? Une famille s’échangeait des vidéos de Reblochon chantant des chansons pour un petit garçon. Quand il dormait, j’improvisais une chanson pour la caméra et regardais la vidéo plus tard, en différé. Quand le petit était réveillé, il me fixait sans mot dire, comme ébahi de voir en chair et en os le bonhomme qu’il contemplait sur la tablette ou le téléphone de sa grand-mère. Lors de sa rechute, il ne voulait plus voir les clowns, ni moi. Guéri, je l’ai revu en civil, avec sa mère, sur le bitume de l’hôpital. Elle m’a dit : « C’est vous ? » J’ai répondu : « C’est moi. » Elle m’a souri, le gamin aussi, et on ne s’est plus jamais revus. La caméra garde l’image, mais le cœur garde la présence. Peut-être que l’art du clown, comme celui de vivre, consiste justement à accepter de ne rien retenir.